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Un vigneron devenu voix de la viticulture française

Rien ne prédestinait Jérôme Bauer à incarner l’avenir de la viticulture française. Et pourtant, très jeune, il comprend que l’immobilisme ne mène à rien. “J’avais plein d’idées et j’étais mécontent de ce que proposait le syndicat. Alors je me suis engagé”, explique-t-il. Il débute au sein des Jeunes Agriculteurs, où son énergie et ses convictions le propulsent rapidement aux responsabilités. De cette première étape militante, il retient une conviction forte : “On a un pouvoir extraordinaire, celui de décider de la suite”. À condition de ne pas agir seul. “Il faut le faire collectivement”, insiste-t-il. Pour lui, l’engagement local et institutionnel ne sont pas opposés, mais complémentaires et indissociables. Ancré dans le quotidien de son exploitation, il agit aussi à l’échelle régionale et nationale. Une manière de faire entendre la voix des vignerons depuis le terrain, tout en contribuant à faire bouger les lignes dans les institutions agricoles.

L’Alsace entre fierté locale et réalités de marché

Jérôme Bauer parle de l’Alsace comme de ses vignes : avec passion, précision, et lucidité. Il célèbre la richesse de ses terroirs, la complexité de ses crus, l’ancrage historique de la viticulture dans la région. Mais il n’est pas pour autant prisonnier d’un récit passéiste. Pour lui, l’Alsace viticole est pleine de paradoxes : elle possède une diversité exceptionnelle, mais aussi une lisibilité faible pour le consommateur. “On a une richesse énorme, mais aussi une complexité qui peut désarçonner. Aujourd’hui, on est trop difficiles à comprendre pour les nouveaux consommateurs”. Le défi est donc de rendre cette offre plus accessible, plus lisible. Il propose de recentrer l’offre, simplifier l’approche, mieux structurer les gammes. “Peut-être faut-il moins de cépages, mais mieux identifiés. Un vin d’assemblage, simple, codifié, pourrait devenir notre produit d’appel”. Cette réflexion stratégique s’accompagne d’une conscience aiguë de la fragilité du modèle. Le Covid a agi comme un électrochoc : “J’ai eu peur pour ma boîte. J’ai eu peur pour mes collègues”. Le confinement a interrompu le lien direct avec les clients, menaçant immédiatement l’équilibre économique. Il s’implique alors dans les discussions avec l’État, rencontre Bruno Le Maire, cherche des solutions concrètes. “Le Covid, c’est une bascule, comme un 11 septembre pour la viticulture”.

Face au climat, à la crise, à la nécessité de s’adapter

Le climat est un facteur de plus en plus imprévisible et violent. Pour Jérôme Bauer, il ne s’agit plus d’une lente mutation, mais d’un dérèglement brutal. “Chaque année est différente, on ne sait pas à quelle sauce on va être mangé”. Sécheresses, pluies diluviennes, attaques de mildiou… le quotidien des vignerons est désormais rythmé par les aléas climatiques extrêmes. Il appelle à une réponse collective, une coordination plus forte entre professionnels, avec un vrai partage de solutions, notamment en bio et biodynamie. Sur la question des nouveaux cépages, il se veut pragmatique mais prudent : “Ce n’est pas une remise en cause de l’AOC, à condition qu’on garde la typicité. L’appellation doit évoluer, pas se révolutionner”. L’Alsace est une région pionnière sur les questions environnementales, particulièrement en matière de viticulture bio et durable. Pourtant, cette avance reste peu visible. “En Alsace, on fait les choses bien, mais on ne le dit pas assez”. Il y voit un manque de communication, peut-être culturel. Au-delà du label bio, il milite pour une vraie reconnaissance de la RSE : conditions de travail, empreinte écologique, insertion locale. “Ce n’est plus un gadget. Le consommateur veut du vin propre, produit proprement, par des gens bien traités”. Il suggère aussi une mesure innovante : permettre la cohabitation de pratiques bio et conventionnelles sur une même exploitation. Cela permettrait, selon lui, de faire grimper le bio à 60 % en Alsace, sans exclure les réalités économiques.

L’AOC entre tradition, verrou et levier d’avenir

Pour Jérôme Bauer, l’AOC est un outil précieux, mais parfois rigide. “C’est notre ADN, notre force, notre valeur ajoutée. Mais elle ne doit pas être un carcan”. Il critique la lenteur des procédures administratives dès qu’il s’agit de faire évoluer les cahiers des charges. “On veut faire bouger les lignes, mais tout prend un temps fou”. Il défend un droit à l’expérimentation, y compris hors AOC. “J’ai mis 25 hectos en VSIG cette année pour essayer quelque chose. Et alors ? On peut s’amuser sans nuire à l’image de l’appellation”. À la tête de la CNAOC (Confédération nationale des producteurs de vins et eaux-de-vie à Appellation d’origine contrôlée), il joue un rôle clé pour défendre les intérêts des vignerons, à Paris comme à Bruxelles. Fiscalité, régulation, environnement, exportation, compétitivité: autant de dossiers sur lesquels il intervient avec ténacité. Il est particulièrement fier d’avoir contribué à la réforme des transmissions agricoles, qui vise à faciliter fiscalement la reprise de domaines par des jeunes. “Le foncier est trop cher, ça bloque les vocations. Là, on débloque”. Il milite aussi pour des outils de régulation de marché, d’arrachage temporaire, et une simplification administrative urgente. “On marche encore trop souvent sur la tête”.

Appel aux jeunes, avenir collectif et sens du métier

Son inquiétude majeure aujourd’hui ? Le repli individuel. “Je vois trop de jeunes vignerons qui ne s’engagent pas collectivement”. Il y voit un danger pour l’avenir du secteur. Pour lui, l’engagement syndical, coopératif ou territorial n’est pas un luxe, mais une nécessité. “Si on ne s’investit pas, on subit. Et le collectif, ça peut être puissant”. Ce n’est pas une posture d’ancien combattant, mais une alerte de terrain. Un appel à la relève. Car derrière chaque bouteille, il y a un métier, une histoire, un territoire. “On ne vend pas juste du vin. On vend un savoir-faire, une culture, un enracinement. Si on ne le porte pas ensemble, personne ne le fera à notre place”. Jérôme Bauer incarne une viticulture active, exigeante, responsable. Il ne renie rien de ses racines alsaciennes, mais pense grand et loin. Artisan, militant et diplomate à la fois, il trace une voie ouverte, ambitieuse, mais fidèle à l’essence du métier. Son credo : “Il faut vendre moins, mais vendre mieux. Et pour ça, il faut du fond dans la bouteille, mais aussi du sens dans le discours”.