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Préambule

Dans un souci d’objectivité et de transparence, notre investigation s’est basée sur les témoignages des vignerons participants. Les sept coffrets mis à notre disposition ont été le point de départ de notre évaluation. Lors de nos entretiens avec les “exposants“ de la première édition, il était évident que les retours n’étaient pas unanimes et positifs. De plus, nous avons noté une baisse de 25% du nombre d’inscriptions pour la deuxième édition, malgré la participation de nouveaux vignerons. C’est à ce moment que la décision a été prise d’élaborer un article dédié. Celui-ci repose sur une dégustation des échantillons des coffrets ainsi que des vins originaux, accompagnée des observations des vignerons concernés.

La digitalisation dans le monde viticole

Le monde viticole est actuellement en pleine transformation avec l’essor de la digitalisation, un phénomène ayant des répercussions importantes sur les salons du vin, traditionnelle vitrine de l’industrie viticole. Cette évolution est amplifiée par des partenariats stratégiques, à l’exemple de celui entre Terre de Vins et Hopwine, ainsi que par l’adaptation de Millésimes Alsace à l’ère numérique. Cependant, cette transition suscite également des critiques.

Les objectifs de la transformation

L’objectif de cette transformation est louable, visant à repenser la manière dont les professionnels interagissent et commercent dans cette industrie en pleine mutation, surtout pendant et après la période de pandémie. Les salons virtuels, à l’instar de celui orchestré par le Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace (CIVA), cherchent à permettre aux domaines viticoles de présenter leurs produits à un public mondial, en évitant les contraintes liées aux déplacements. Ces plateformes numériques avancées offrent aux producteurs l’opportunité de dialoguer avec des acheteurs internationaux et de proposer des dégustations virtuelles.

Cependant, malgré cette virtualisation, des défis subsistent, notamment celui de la perte de l’expérience sensorielle unique que procure un salon traditionnel. Les arômes, les textures et les subtilités des vins ne peuvent être pleinement appréciés que lors de dégustations physiques, ce que la dématérialisation des salons ne peut totalement reproduire.

Hybridation numérique et éco-responsabilité

Pour relever ces défis, Millésimes Alsace Digitasting a mis en œuvre des solutions innovantes en combinant la digitalisation avec l’envoi physique d’échantillons aux participants, mais également la possibilité d’échanger et de déguster ces échantillons via une plate-forme dédiée. Ces mini-coffrets d’échantillons ont été soigneusement conçus pour restaurer l’expérience d’une dégustation, renforçant ainsi l’impact des rencontres virtuelles et atténuant en partie la déconnexion sensorielle. Cette hybridation numérique n’est pas uniquement bénéfique du point de vue de l’expérience des participants, elle contribue également à réduire l’empreinte carbone en minimisant les déplacements. Cette approche s’inscrit dans la tendance croissante d’éco-responsabilité au sein de l’industrie du vin, où de nombreux acteurs cherchent à minimiser leur impact sur l’environnement.

Cependant, quelques mois après la deuxième édition de Millésimes Alsace Digitasting, de nombreux vignerons ont exprimé leur mécontentement quant à la qualité des interactions et des retours avec les « visiteurs ». Certains échantillons envoyés aux participants étaient de qualité très variable, ce qui nuisait à l’image du domaine qui s’était engagé à fournir des vins de qualité. Les participants soulignent également que la qualité des prospects générés via ce salon virtuel était souvent inférieure à celle des contacts issus des salons physiques traditionnels, avec une présence excessive de journalistes et de blogueurs par rapport aux sommeliers et aux professionnels, comparativement à la première édition.

L’impact de l’événement

Le salon Millésimes Alsace Digitasting a marqué les esprits par ses chiffres impressionnants. Avec la participation de 74 exposants qui ont présenté un total de 296 vins, l’événement a su attirer un vaste public. Au total, ce sont 2 850 visiteurs qui ont obtenu une accréditation, une participation internationale majeure avec 78% des participants venant de 51 pays. Un aspect notable a été l’expédition de 8 300 coffrets, soit plus de 33 000 mignonettes destinées à la dégustation. Cependant, des défis logistiques ont été rencontrés pour la livraison des coffrets au Japon et aux États-Unis. En ligne, l’engouement était également palpable avec 880 rendez-vous organisés, démontrant l’intérêt des participants pour les échanges et les opportunités d’affaires. De plus, la masterclass en direct a réuni une audience de plus de 350 personnes, soulignant ainsi la popularité des Vins d’Alsace “so trendy“.

En plus de l’ampleur des chiffres et l’afflux de participants, une constatation unanime émane des visiteurs et des exposants : l’organisation, la communication, le site internet et la plateforme de mise en relation dédiée ont été salués pour leur excellence. Il est essentiel de reconnaître ce succès manifeste dans la réalisation de l’événement. Millésimes Alsace Digitasting a enregistré un autre succès marquant lors d’une présentation en direct, mettant en lumière comment les vins d’Alsace correspondent aux tendances contemporaines de consommation. Trois experts dans le domaine, à savoir Jenni Wagoner, Yves Beck et Manuel Peyrondet, ont analysé et dévoilé quatre grandes tendances émergentes.

Retours d’expérience

La majorité de nos contacts font de l’exportation, représentant entre 10 et 40% de leurs activités, et expriment le désir de développer davantage cette dimension. Ils sont également actifs dans de grands salons tels que Millésime Bio, Wine Paris, ProWine et autres. Les objectifs variaient selon les domaines, mais avaient souvent en commun la volonté de « se faire remarquer pour être choisi plus favorablement » et « rencontrer et communiquer avec de nouveaux prospects ».

Paradoxalement, la majorité des vignerons que nous avons contactés ont été sollicités principalement par une “clientèle“ française (en dépit des chiffres d’accréditation), souvent par des influenceurs, des blogueurs et des journalistes. Ce constat révélateur souligne « un nombre trop restreint de véritables professionnels » tels que des sommeliers ou des importateurs.

Lors de nos premières dégustations en ligne, un malaise s’est rapidement installé, l’impression que nous ne parlions pas des mêmes vins était flagrante. Du nez, de la bouche, les ressentis, le langage et les termes utilisés différaient radicalement. Partant de ce constat, nous avons décidé d’honorer nos rencontres virtuelles tout en convenant de nous retrouver ultérieurement pour déguster et comparer ensemble nos mignonettes avec les vins originaux. Il est important de souligner qu’à la différence de la première édition, les exposants n’ont pas reçu leur propre coffret de dégustation. Cela aurait facilité les comparaisons, des échanges plus précis, voire même des corrections avec leurs interlocuteurs lors des discussions.

Dégustations en direct

Pendant notre dégustation en ligne avec Élise du Domaine Haegelin Materne et Filles, nous avons réalisé que nous parlions parfois de vins différents. En particulier, un Pinot Gris du domaine était altéré car il avait subi une nouvelle fermentation en bouteille. Suite à cette expérience et étant familiers avec les vins du domaine, nous avons décidé de faire des dégustations en direct avec trois autres domaines en utilisant les mignonnettes.

  • Notre première rencontre s’est déroulée avec le Domaine Mittnacht Frères à Hunawihr, où Pierre nous a accueillis pour une matinée de dégustation, d’échange et de comparaisons.
    • La dégustation a débuté avec un Assemblage 2019, révélant dès le premier nez une légère oxydation, un fruité moins prononcé et globalement une expression moins marquée. En bouche, le vin a conservé son profil, sa longueur et son acidité, mais a semblé perdre une part de sa fraîcheur.
    • Nous avons ensuite poursuivi avec un Pinot Gris Les Petits Grains 2019. La différence de couleur a immédiatement surpris, le nez était expressif mais manquait de fraîcheur par rapport à l’original. En bouche, la différence était flagrante : le vin semblait terne, manquant de vivacité et de longueur, bien que certains marqueurs aromatiques étaient présents mais nettement moins intenses que dans le vin d’origine.
    • Nous avons continué avec un Riesling Grand Cru Rosacker 2019 qui s’est montré dès le nez comme un vin vieilli, presque poussiéreux. En bouche, hormis une légère note citronnée, le vin manquait de corps, de longueur et de minéralité attendue d’un vin de terroir.
    • Enfin, nous avons conclu avec le Riesling Les Fossiles 2021. À l’examen visuel, la différence était déjà évidente, le nez restait discret, peut-être même un peu trop, sans présenter de défauts. En bouche, c’était plat, totalement dépourvu de caractère, sans salinité, longueur ni minéralité contrairement à l’original.

Pour le Domaine Mittnacht Frères, qui participait pour la première fois à Millésimes Alsace Digitasting, cette dégustation a été une douche froide, même si les différents contacts en visioconférence avaient déjà laissé entrevoir des difficultés.

  • Notre rencontre avec le deuxième domaine a été marquée par des remarques et des problématiques similaires concernant les mignonnettes. Cependant, par souci de préserver l’anonymat, ce domaine a expressément demandé à ne pas être mentionné.
  • La dernière rencontre s’est déroulée avec le Domaine Kirrenbourg à Kientzheim, où Marine a endossé le rôle de guide pour cette dernière découverte. 
    • Nous entamons la dégustation avec un Pinot Noir Cuvée Mathieu 2020. Dès le premier regard, une légère différence se distingue : la robe rouge cerise, presque carmin, laisse filtrer des reflets orangés. Le nez semble très discret et nécessite un certain temps pour s’exprimer, contrairement à l’original qui se distingue par son expressivité marquée sur des notes de petits fruits rouges bien mûrs. En bouche, les contrastes sont saisissants : la mignonnette propose un vin tannique, excessivement asséchant, et court en bouche, tandis que l’original offre un vin gourmand, charnu, doté d’une belle matière, exprimant des arômes de petits fruits rouges presque noirs.
    • Nous poursuivons avec un Riesling Roche Granitique 2020. À l’examen visuel, presque pas de différences perceptibles, bien qu’une légère opacité soit présente dans le vin provenant de la mignonnette. Au niveau olfactif, le vin de la mignonnette semble avoir perdu de sa vivacité, tandis que l’original dévoile un nez expressif dominé par des arômes d’agrumes avec une pointe de minéralité. En bouche, le vin d’origine est sec et se caractérise par une belle matière, une fraîcheur marquée, accompagnées d’une salinité agréable et de beaux amers en fin de bouche. La mignonnette manque de consistance en bouche, bien que sa longueur soit relativement comparable à celle de l’original.
    • Nous continuons avec le Riesling Grand Cru Schlossberg K 2020, un vin pour lequel nous n’observons pas de différences majeures. Le nez semble d’abord discret, puis devient rapidement expressif, bien que légèrement moins affirmé avec la mignonnette, révélant des notes minérales de pierre à fusil. En bouche, l’expression est franche, marquée par une sensation saline vivifiante, stimulant la salivation. Une belle sensation de gras  (limite rondeur) enveloppe l’ensemble de la bouche, en finale des nuances citronnées persistantes.
    • Nous clôturons cette dégustation par un Riesling Grand Cru Brand 2019. Au niveau olfactif, le nez demeure relativement similaire, présentant des notes minérales ainsi que des nuances de fruits blancs et d’agrumes, notamment de pamplemousse. Cependant, avec la mignonnette, la perte olfactive semble plus rapide. En bouche, le vin offre une structure droite avec une sensation de densité, une belle tension et des arômes persistants de pamplemousse rose, se terminant par de très belles notes amères. Cependant, avec la mignonnette, les amers se font plus prononcés, l’acidité perd de sa vivacité et l’effet asséchant est plus marqué.

Pour le Domaine Kirrenbourg, qui participait pour la deuxième fois à Millésimes Alsace Digitasting, il est à noter que les retours ont été qualitativement moins positifs qu’auparavant, même si une vingtaine de contacts ont été établis.

Conclusion et perspective sur l’avenir

Dans un courrier adressé aux domaines, le CIVA a explicité que « le choix de maintenir un salon digital ne s’inscrivait pas en remplacement mais bien en complément de la reprise des événements en présentiel ». Cependant, de nombreuses maisons se questionnent et soulèvent la pertinence de revenir à une formule physique, similaire à celle existant avant la pandémie, en alternant une année sur deux entre un salon digital et un salon physique. Cette transition vers la digitalisation des salons du vin représente un double engagement : d’une part, celui en faveur de l’innovation pour s’ajuster aux nouvelles réalités et, d’autre part, celui en faveur de l’écologie pour réduire l’impact environnemental. Néanmoins, cela implique de faire face à la problématique cruciale de la qualité des échantillons et des contacts. Trouver l’équilibre optimal entre ces trois piliers sera déterminant pour façonner l’avenir de Millésimes Alsace Digitasting, en veillant à ce qu’il demeure un espace d’attractivité, d’échanges et de découvertes essentielles pour les professionnels du secteur.