Quand le climat se dérègle plus qu’il ne change
L’expression “changement climatique“ s’est imposée dans les discours publics pour désigner la lente évolution de notre planète. Mais dans le monde viticole, ce terme paraît aujourd’hui trop lisse, presque trompeur. Les vignerons ne constatent pas une simple montée en température : ils vivent un climat erratique, instable, imprévisible. Des printemps caniculaires suivis de gelées noires, des étés brûlants entrecoupés d’orages diluviens, des automnes qui n’en finissent pas : c’est bien d’un dérèglement qu’il s’agit. Le mot est plus juste, plus brutal aussi, mais il reflète mieux la réalité sur le terrain. En Alsace, les professionnels ne s’y trompent pas : ce n’est pas le climat qui évolue de manière linéaire, c’est tout un système qui vacille.
La vigne, plante millénaire profondément liée aux saisons, est en première ligne. Elle ne peut s’adapter en temps réel à des bouleversements aussi rapides. Résultat : en Alsace, les vendanges ont été avancées de trois à quatre semaines par rapport aux années 1970. Ce n’est pas un ajustement anodin. Cela modifie tout : la floraison, la maturité des baies, l’équilibre sucre-acidité, la signature aromatique. Et dans une région où les vins (Riesling, Gewurztraminer, Pinot gris ou Muscat) sont justement reconnus pour leur fraîcheur, leur complexité et leur précision, ces dérèglements touchent à l’essence même de l’appellation.
Des vins qui changent de visage
Si l’on s’en tient aux chiffres, le réchauffement pourrait sembler bénéfique pour des régions septentrionales comme l’Alsace. La maturité est plus facile à atteindre, les raisins montent en sucre, les tanins sont plus souples. Mais la réalité est plus contrastée. On assiste à une montée en alcool et une chute de l’acidité, résume beaucoup de vignerons alsaciens. Les profils s’alourdissent, perdent en tension. Le Riesling, cépage roi, voit ses fameuses notes citronnées et minérales s’effacer peu à peu au profit d’arômes plus chauds, comme le pétrole ou le fruit mûr. Quant au Gewurztraminer, il peut devenir excessif, capiteux.
Ce changement de profil organoleptique n’est pas toujours bien perçu par les consommateurs, qui recherchent l’identité historique des vins alsaciens. Et au-delà du goût, la régularité est mise à mal : d’une année sur l’autre, les caractéristiques varient fortement. Il devient difficile de maintenir un style constant, ce qui fragilise la cohérence des cuvées, des domaines, et même des appellations. Le dérèglement ne fait pas qu’altérer les vins, “il remet en question les repères, les savoir-faire et les équilibres construits sur plusieurs générations“ nous confiait Jérôme Bauer.
Une pression accrue sur les vignes
Mais le dérèglement climatique ne s’arrête pas à la qualité gustative. Il fragilise également la vigne dans son développement. En Alsace, les sécheresses deviennent plus longues et plus intenses, notamment dans la région de Rouffach, l’une des plus sèches de France. Le Clos Saint Landelin n’a parfois pas vu de pluie pendant des semaines. Conséquence : les vignes transpirent plus, le stress hydrique augmente, les rendements chutent. Dans le même temps, les maladies fongiques comme le mildiou et l’oïdium gagnent du terrain. En 2024, certains secteurs ont été durement touchés, avec des pertes quasi totales dans les parcelles les plus exposées.
Les viticulteurs bios, nombreux en Alsace, sont particulièrement vulnérables. Faute de créneaux secs pour appliquer des traitements, ils voient leurs efforts de plusieurs années réduits à néant en quelques jours. La situation est d’autant plus complexe que l’irrigation, souvent présentée comme une solution de secours, est largement remise en question : elle rend la vigne dépendante et moins résiliente à long terme. “Une vigne irriguée toute sa vie ne développe pas de racines profondes, nous rappelait il y a peu Arthur Froehly. L’autonomie hydrique des plantes devient une priorité.
Des pistes d’adaptation innovantes
Face à ces bouleversements, les vignerons alsaciens ne restent pas les bras croisés. L’adaptation est en marche, multiple, inventive. Sur le terrain, plusieurs domaines ont commencé à tester de nouveaux cépages, issus d’autres régions françaises ou de croisements innovants. La Syrah, habituée aux climats méditerranéens, est plantée à titre expérimental dans le Haut-Rhin. D’autres, comme le Chenin ou le Souvignier gris, font leur apparition dans les assemblages. Encadrés par le dispositif VIFA (Variétés d’Intérêt à Fin d’Adaptation), ces essais sont limités mais porteurs d’espoir.
Mais l’adaptation ne passe pas que par les cépages. La gestion du sol est elle aussi repensée. Laisser l’herbe pousser, créer un paillage naturel avec des rouleaux crénelés, favoriser l’agroforesterie, autant de techniques visant à retenir l’humidité, réguler la température et protéger la biodiversité. En Alsace, la recherche et la tradition s’allient pour bâtir une viticulture plus résiliente. La région pourrait même tirer parti du climat futur : “L’Alsace aura plus d’options que d’autres régions“, confirmait Frédéric Schwaerzler. Encore faut-il les saisir à temps.
Entre fidélité au terroir et nécessité de changer
Mais cette transition soulève une question essentielle : jusqu’où peut-on aller sans trahir l’esprit des vins d’Alsace ? L’introduction de cépages non traditionnels risque de remettre en cause l’appellation. Planter du Cabernet ou du Floréal sur une parcelle AOC, c’est potentiellement perdre le droit à l’étiquette “Vin d’Alsace“. Un dilemme difficile, qui met en tension identité et innovation. Pour certains, il faut tenir bon, préserver les cépages historiques. Pour d’autres, l’heure est au pragmatisme : un vin vivant doit aussi savoir évoluer.
Dans cette mutation, les vignerons avancent avec prudence, souvent par petits pas. Le cahier des charges évolue, les consommateurs aussi. Il ne s’agit pas de tout changer, mais de rester fidèle à une idée du vin, à un lien au terroir. Ce lien peut s’exprimer différemment, sous un climat plus chaud, avec d’autres outils. Le tout est de ne pas subir.
Une vigne qui encaisse, un métier qui évolue
En définitive, le dérèglement climatique n’annonce pas la fin du vignoble alsacien. Il marque un tournant, un basculement, une invitation à penser différemment. La vigne est une plante résiliente. Le vigneron aussi. Les deux ont traversé les siècles, les crises, les guerres. Aujourd’hui, c’est le climat qui impose sa loi. Mais l’Alsace peut devenir un modèle d’adaptation, un laboratoire vivant d’une viticulture qui sait rester elle-même tout en évoluant.
Le climat ne change pas, il déborde. Il bouscule les repères, mais il ouvre aussi des pistes nouvelles. Si le changement appelle à l’ajustement, le dérèglement exige une transformation. Et dans ce défi, les vignerons alsaciens ne manquent ni de courage, ni de lucidité.